Avis #6 : Grand frère - Mahir Guven


Prix Première, Prix Régine Deforges, Goncourt du premier roman… Le moins qu’on puisse dire, c’est que Mahir Guven fait une entrée retentissante en littérature avec Grand frère, narration en double je de notre société occidentale qui s’uberise et de la montée du djihadisme. Si un tel accueil critique est largement mérité, il est surtout réjouissant de voir qu’un roman tel que celui-là puisse à ce point emballer.

Le fond du roman mérite à lui seul qu’on s’y intéresse. Au moment où Azad prend la parole, cela fait trois ans que son petit frère est parti en Syrie. Grand frère se retrouve donc seul à devoir gérer l’absence de son frère, seul à soutenir son père et à se prendre la tête avec celui-ci au sujet de leurs emplois respectifs : le père, qui s’est dédié corps et âme à son taxi pendant toute sa vie, se sent trahi par son chauffeur UBER de fils. Un soir, Azad aperçoit son frère après que celui-ci est descendu d’un bus en provenance de Cologne et, quelques jours plus tard, Petit frère sonne à la porte de Grand frère. Cette intrigue permet à Mahir Guven d’aborder les thématiques de la famille, de l’absence (qui est ici multiple : absence de la mère, décédée pendant l’enfance des deux narrateurs ; absence du frère, parti pour un combat qui n’aurait pas dû être le sien ; absence de repères pour les deux frères, qui semblent avoir grandi avec l’impression de n’être jamais ni totalement Français, ni entièrement Syriens aux yeux des autres), de la culpabilité et de l’incompréhension.

Toutes ces choses sont ici exprimées avec un sens de la formule non dénué d’humour qui renforce la précision avec laquelle sont construits les personnages. La confrontation des deux points de vue permise par la narration prise en charge tour à tour par Grand et Petit frères enrichit le propos en nous proposant une vision de la jeunesse issue de l’immigration qui ne penche ni du côté de la « victimisation », ni de celui de l’idéalisation. Les portraits dressés par l’auteur sont justes, en ce sens qu’ils sont d’une vraisemblance aiguë et qu’ils rendent en même temps justice à toute une génération de Français.e.s.

Mais ce qui m’a le plus réjoui dans ce roman, c’est le travail de la langue effectué par Mahir Guven. Le ton est donné dès les premières lignes, on a affaire à des narrateurs au parler vrai. Pas question ici d’un texte rédigé dans une langue figée, le français des protagonistes est actuel et métissé, plus vivant que jamais. L’auteur prouve que la langue française de la jeunesse actuelle, celle que l’on entend habituellement dans la rue, les programmes de télé-réalité et la musique urbaine, n’est pas une langue galvaudée mais bel et bien une langue littéraire, assurément belle et précise, ainsi que vectrice d’émotions.

Grand frère est un livre à mettre entre toutes les mains : celles de celles et ceux qui pensent que la littérature est forcément ennuyeuse, de celles et ceux qui aiment la belle littérature et – surtout ? – de celles et ceux qui s’insurgent à chaque présentation des mots faisant leur entrée dans les nouvelles éditions des dictionnaires.

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