Avis #11 : Buiten : quand j'ai démissionné, j'ai embrassé ma femme et ma fille - Michaël Lambert
Pour celles et ceux qui n’ont pas choisi néerlandais
deuxième (ou troisième) langue, « buiten »
est un adverbe signifiant « dehors ». Comme son équivalent
francophone, « buiten » peut être utilisé
comme un synonyme de « va-t’en », de « dégage ». C’est cet
adverbe que l’auteur liégeois Michaël Lambert a choisi comme titre de ce court
texte publié au Cactus Inébranlable, « maison d’édition wallonne, indépendante, autonome, impertinente et alternative »
que j’ai eu l’immense plaisir de découvrir avec les Conversations avec un pénis de Styvie Bourgeois et Emelyne Duval.
Le titre complet Buiten :
quand j’ai démissionné, j’ai embrassé ma femme et ma fille, est une
référence à un texte du dramaturge argentin Rodrigo García : Agamemnon, à mon retour du supermarché, j’ai
flanqué une raclée à mon fils, texte qui raconte le dégoût ressenti par un
père de famille quand il s’aperçoit qu’il s’est laissé aller à acheter des
choses dont il n’avait pas besoin, poussé par la société de consommation. Dès
le titre, Michaël Lambert insiste sur la filiation de son texte à
celui de Rodrigo García, tout en s’en distanciant par une habile inversion. Si Agamemnon part du quotidien banal (le
supermarché) pour arriver à un événement brutal (la raclée flanquée au fils), Buiten prend comme point de départ un
événement traumatique pour finir dans un geste banal et réconfortant. N’ayant
pas encore eu l’occasion ni de lire, ni d’entendre le premier texte, les
comparaisons entre celui-ci et la réécriture « hédoniste, optimiste et personnelle » (selon les mots de l'auteur lui-même) que nous livre l’auteur
belge s’arrêteront là.
Mais s’il y a une idée à retenir de ce qui oppose les titres
des deux œuvres, c’est bien l’inversion. Ce phénomène traverse la septantaine
de pages sur lesquelles se développe ce texte détonnant et engagé :
inversion des forces, inversion des us, inversion des convenances ; ce
livre vise à retourner notre vision du monde, à laquelle nous sommes confrontés
dès l’incipit du livre : « Il paraît que je ne dois pas me plaindre.
J’ai un salaire en or et de nombreux congés payés. Je ne dois pas me plaindre,
le monde entier rêve de prendre ma place. » On est donc bel et bien
dans notre société actuelle, laquelle nous impose d’être reconnaissants si on a
un travail stable qui paye bien. Peu importe que ce travail manque d’éthique,
comme celui du narrateur dont le rôle est de repérer et reporter les erreurs
commises par les employés d’une grosse entreprise. Mais, au moment où nous
rencontrons ledit narrateur, celui-ci n’a plus envie de faire partie de ce
système nauséabond et décide de transmettre une erreur qu’il commet lui-même
pour être licencié.
C’est par cette démission détournée que le narrateur
commence sa remise en question de la société. Remise en question qui va le
pousser à embarquer sa femme et sa fille dans ses envies de rébellion où tout
va être remis en cause : notre obéissance aveugle aux formes d’autorité
que nous rencontrons dans toutes les situations de notre vie, que ce soit lors
d’une sortie au restaurant ou d’un voyage en train, notre faculté à étouffer
nos réelles envies pour se conformer à celles des autres, notre façon de parler...
Car même le langage n’est pas épargné dans ce texte jubilatoire qui offre au
lecteur un sentiment de grande liberté. Michaël Lambert est également actif sur
la scène slam, et ça se ressent dans son écriture. De nombreuses répétitions
(de phrases ou de situations) émaillent le texte pour lui donner du rythme et
pour enraciner plus profondément les idées qui s’en élèvent. La langue devient
un terrain de jeu qu’il convient d’explorer pour voir comment elle peut fixer
les règles que la société nous impose et à quel point elle reflète et structure
notre vision des choses. « Tiens,
elle revient un peu trop souvent cette expression : marquer des points.
Encore un piège du prêt-à-parler, des valeurs véhiculées à l’insu de notre plein
gré. Il n’y avait aucun point à marquer car aucun marquoir, aucun marquoir car
aucun match, aucun match car aucun adversaire. Ma femme et moi, nous cessions d’être
les protagonistes d’un combat gravé pour nous dans le poids des habitudes. Plus
de points, plus de score, plus de résultat à attendre. » Pas étonnant,
dès lors, de constater que si le langage est structurant, déstructurer la
langue devient une manière de s’émanciper, ce à quoi vont s’ingénier le
narrateur et sa fille, la seconde excellant en la matière pour le plus grand
bonheur du premier.
En définitive, je ne peux que conseiller de prendre un peu
de son temps pour s’adonner à la lecture de ce texte qui ravira le lecteur par sa
liberté de ton et par son optimisme contagieux. On n’a qu’une envie après avoir
fermé ce Cactus poche : s’affranchir
de toutes contraintes, ne serait-ce qu’un instant.
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