Avis #44 : Les enfants de coeur - Heather O'Neill

Depuis le mois de septembre, j'ai la chance de faire partie des trente lecteur·rice·s qui ont été sélectionné·e·s pour composer le jury du Prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points 2020. Je m'étais juré de bien suivre les lectures pour ne pas me laisser dépasser, de lire chaque livre quasiment dès sa réception. Les enfants de coeur d'Heather O'Neill est le deuxième titre de la sélection : je l'ai reçu en octobre et je ne le termine que maintenant, alors que les troisième et quatrième romans me sont déjà parvenus. J'ai donc pris du retard assez rapidement dans mes lectures pour le Prix, retard que je compte bien rattraper d'ici la fin de l'année !

J'ai commencé à lire le roman il y a pas mal de temps déjà, traversant au même moment une panne de lecture comme tout le monde peut en connaître. J'ai longtemps hésité à abandonner le livre pour le reprendre à un moment ultérieur, mais j'ai finalement décidé de m'accrocher, décision que je ne regrette absolument pas. Les enfants de coeur s'est révélé être une lecture très agréable, que je dégustais par petites touches, retrouvant avec plaisir Rose et Pierrot. Les deux personnages, particulièrement adorables, se sont rencontrés à l'orphelinat montréalais dans lequel ils ont grandi au début du vingtième siècle après être nés dans des conditions peu reluisantes. La première est le fruit d'un viol incestueux et le second d'une coucherie un peu hasardeuse. Très rapidement, les soeurs gérant l'orphelinat se rendent compte que les deux enfants ne sont pas comme les autres et qu'il faut les tenir éloignés l'une de l'autre. Mais les destins de Rose et de Pierrot semblent inévitablement liés et ils finissent par former un duo particulièrement fort. Tous deux dotés d'un véritable don artistique — Pierrot a un talent naturel pour le piano, Rose pour la comédie — les orphelins semblent promis à un grand avenir. Pourtant, tout dérape quand les enfants sont finalement séparés : Pierrot est confié à un riche philanthrope et Rose entre dans une famille bourgeoise en tant que gouvernante. Se perdant de vue, les amoureux ne cesseront jamais de penser l'un à l'autre et verront leurs chemins se croiser et se décroiser à de nombreuses reprises.

J'ai été particulièrement séduit par cette histoire dont le registre oscille sans cesse entre la romance, le conte initiatique et le drame social. Les deux personnages principaux sont extrêmement charmants, de par leur faculté à transformer le pathétique en poésie. Et du pathétique, il y en a à la pelle dans ce roman qui dépeint les coins et les recoins les plus sombres du Montréal de l'entre-deux guerres. Prostitution, pornographie, crimes sexuels, trafic et consommation de stupéfiants, tout est exposé dans une langue crue mais jamais vulgaire, que l'autrice manie à merveille (saluons au passage le travail de traduction de Dominique Fortier). Le tableau qu'elle dépeint est particulièrement sombre, mais ça n'empêche pas la lumière de filtrer par moments : Rose et Pierrot vivent des heures difficiles, mais ne perdent jamais totalement espoir et leur optimisme prend toujours le dessus, conférant au roman une force poétique qui grandit à mesure que le récit avance avant d'éclore dans le dernier quart du roman et qui m'a totalement conquis. Il y a, derrière l'histoire des deux orphelins, qui pourrait sembler fantasque tant les difficultés leur tombent dessus et tant ils semblent exceptionnels, un sous-texte riche sur la condition féminine et sur le désir de liberté et d'émancipation des enfants qui a achevé de m'emporter. Rose n'a de cesse de vouloir s'imposer dans un monde masculin, bousculant les attentes que la société de l'époque à des femmes et gardant à l'esprit qu'une femme exceptionnelle peut changer les vies de toutes les autres. « Elles examinèrent ensemble un portrait de Gertrude Stein. Le sujet était si sérieux, avait l'air si intelligent. Rose avait lu sa poésie et l'avait admirée. Elle en avait conçu une meilleure opinion d'elle-même et de ses congénères. Tout ce qui avait été écrit par une femme avait été écrit par toutes les femmes parce que toutes en bénéficiaient. Si une femme était un génie, c'était la preuve que c'était possible pour toutes les autres. »

Une très jolie découverte qui se place pour le moment en première place de mon classement provisoire, devant Roissy de Tiffany Tavernier, lecture qui m'avait vraiment peu convaincu, à tel point que j'ai préféré ne pas en faire un article sur le blog et de n'en parler que sur mon compte Instagram.

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