Avis #57 : Les enténébrés - Sarah Chiche

Les enténébrés de Sarah Chiche est ma septième lecture du Prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points 2020. C'est à tâtons que je rédige cette chronique, parce que je sais d'avance que je ne serai pas capable de rendre justice à la beauté et à la force de ce texte, qui a valu à son autrice de remporter le Prix de la Closerie des Lilas 2019.

Ce troisième roman de Sarah Chiche est relativement difficile à résumer, tant sa structure est tentaculaire, voire labyrinthique. Sarah, psychologue bien installée dans sa relation avec Paul, intellectuel reconnu qui donne de nombreuses conférences, rencontre Richard, violoncelliste de grand talent, à Vienne alors qu'elle s'y trouve pour accompagner une équipes de soutien psychologique pour les migrants. On est en 2015, le climat et la situation politique mondiale commencent sérieusement à aller à vau l'eau. Sarah s'éprend rapidement de Richard, avec qui elle entame une relation passionnée, tout en continuant de mener sa vie de famille auprès de Paul, qu'elle aime toujours profondément, et sa fille. Alors que les difficultés que font naître ces deux amours semblent répondre au chaos qui s'installe dans le monde qui l'entoure, Sarah est hantée par son histoire familiale, dans laquelle les troubles mentaux prennent une place considérable.

L'histoire familiale de Sarah est une histoire où tout se répète, comme dans celle du monde, où « depuis les attentats, (...) on écrit sur les murs "Mort aux Arabes" comme on écrivait naguère "Mort aux Juifs" ». La construction du texte des Enténébrés, sorte de puzzle dont les pièces semblent impossible à assembler dans un premier temps, reflète ce caractère circulaire. Il est par moments difficiles de se repérer dans l'époque qu'évoque la narratrice tant les petites filles de la famille sont confrontées aux mêmes problèmes : mères violentes envers elles-mêmes, déchaînant parfois leur impuissance sur leurs enfants, pères emportés par les mêmes maladies, femmes tiraillées entre deux histoires d'amour... Les points communs entre les générations ne manquent pas de nous perdre et de nous rattraper avant qu'on ne soit trop loin pour rester dans le récit. Cette complexité, qui ne freine pourtant pas la lecture, prend tout son sens à mesure que la narratrice avance dans sa réflexion et dans sa découverte de la vérité autour de l'enfance de sa mère et sur la déportation à Buchenwald de son grand-père.

J'ai tout aimé de ce roman, qui m'a pris au cœur dès les premières pages. Le style de l'autrice oscille sans cesse entre âpreté et élégance. Sarah Chiche met les mots justes sur les doutes et la mélancolie qui font le quotidien de la narratrice, ainsi que sur notre monde.

Un très beau roman, donc, qui se place en tête de mon classement provisoire pour le Prix. Dans l'espoir de vous convaincre de le lire, je vous livre deux extraits de cette œuvre magistrale.

« Peut-être avons nous tous plusieurs vies. Il y a celle dont nous avions rêvé, enfant, et à laquelle nous pensons toujours, une fois adultes, et celle que nous vivons, chaque jour, dans laquelle nous nous devons d'être performants, responsables et utiles, et que nous terminerons jetés dans un trou. »

« (...) je ne te quitterai pas. Et pas parce que nous avons un enfant ensemble. Ni parce que tu as voulu mourir. Mais parce que tu es la personne que tu es. Parce que tu es toi. Tu te rappelles sans doute - tu te le rappelles sûrement, tu as cette manie détestable de n'oublier jamais rien -, tu te rappelles, donc, après notre premier baiser, il y a onze ans, cette phrase que je t'avais écrite et que tu avais alors trouvée odieuse : "Je t'aime non pas pour ce que tu es mais pour ce que tu pourrais devenir." Je crois que l'amour t'a fait devenir cette personne-là. Tu as dans les yeux un trait de lumière en plus. Et je sais que je n'y suis pour rien. »

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