Avis #65 : Abdellah Taïa, la mélancolie et le cri - Jean-Pierre Boulé

Je ne lis quasiment que des romans. Je n'ai jamais été très attiré par les livres documentaires et, quand je me rends en librairie, je ne m'arrête généralement que devant les rayons consacrés à la littérature de fiction. Ainsi, quand Babelio a proposé en février une masse critique consacrée aux essais et livres documentaires, je ne m'explique pas la raison pour laquelle j'ai malgré tout consulté la liste de livres proposés. Et, à mon grand étonnement, j'y ai repéré plusieurs titres susceptibles de m'intéresser. Parmi ceux-ci, j'ai eu la chance de recevoir l'étude que le professeur Jean-Pierre Boulé, spécialiste de Doubrovsky, Guibert et Sartre, a consacrée à Abdellah Taïa, publiée par les Presses universitaires de Lyon et intitulée Abdellah Taïa, la mélancolie et le cri.

Je l'ai déjà dit par ici, je voue au travail d'Abdellah Taïa une immense admiration. L'auteur fait partie de ceux qui me touchent le plus, aux côtés de Mathieu Riboulet et Boris Vian pour ne citer qu'eux. Je n'ai pourtant pas lu l'entièreté de sa bibliographie, mais, depuis ma rencontre avec Une mélancolie arabe au détour d'une foire du livre gay, chaque sortie de livre de l'auteur est une fête pour moi. J'étais donc plus qu'intéressé d'en apprendre plus sur ce que disent ses mots.

Après avoir situé l'homme en dressant une brève biographie d'Abdellah Taïa, Jean-Pierre Boulé présente l'écrivain, en analysant chacune de ses œuvres (écrites et filmiques) pour en dégager les thématiques et les caractéristiques, faisant appel pour cela aussi bien au paratexte (dont de nombreux entretiens que différent·es auteur·rices/journalistes ont mené avec Abdellah Taïa) qu'à ce que Boulé appellera la biotextualité : croisement entre la vie de l'écrivain et son œuvre qu'il aborde au travers des prismes de l'intratextualité et de l'intertextualité.

On prend ainsi conscience que les écrits d'Abdellah Taïa se nourrissent énormément de leur auteur et qu'il s'en dégage une nostalgie et une mélancolie qui trahissent un travail de deuil important. Deuil de son passé d'abord, deuil de ses parents ensuite. Jean-Pierre Boulé se penche également sur le caractère engagé des textes d'Abdellah Taïa, qui est le premier écrivain marocain à avoir parlé publiquement de son homosexualité. L'engagement s'intéresse chez Abdellah Taïa à différents sujets sociaux : l'homosexualité et sa perception au Maroc, le traitement que réserve la société marocaine aux femmes et aux hommes, aux pauvres, la perception des immigrés dans l'Europe et le nécolonialisme...

Le propos de Jean-Pierre Boulé est clair et très intéressant. Cependant, j'ai parfois eu l'impression d'être face à une description (parfois très détaillée) de l'œuvre d'Abdellah Taïa plutôt qu'à une analyse. Je pense que ce sentiment est dû principalement à la structure de l'essai : l'auteur aborde les œuvres une par une, dans l'ordre chronologique, ne faisant finalement que rarement intervenir l'intertextualité, si ce n'est que comme annonce de ce qui sera abordé plus loin ou comme rappel de ce qui a été dit plus tôt. Si cette manière d'aborder le sujet a une réelle raison d'être étant donné l'approche biotextuelle adoptée par Jean-Pierre Boulé, elle empêche malheureusement de mettre directement en regard les différentes œuvres d'Abdellah Taïa selon une approche comparative qui permettrait d'explorer un axe thématique à la fois. Par ailleurs, cette analyse chronologique entraîne de nombreuses redondances et donnent par moment l'impression aux lecteur·rices de tourner en rond.

L'ouvrage n'en demeure pas moins intéressant pour la cause, notamment grâce à l'analyse psychanalytique du deuil dans l'œuvre de Taïa qui, si elle aurait mérité d'être parfois un peu plus approfondie quand il s'agit d'expliquer les théories de Mélanie Klein (mais peut-être était-ce moi qui manquait soit de référents, soit de concentration ?), s'est révélée particulièrement judicieuse lorsqu'elle mettait au jour les « dialogues perdus » (selon le concept développé par Louise Kaplan) entre Abdellah Taïa et sa mère.

Quoi qu'il en soit, cet ouvrage a eu sur moi comme effet de me donner envie de découvrir ce que je n'ai pas encore lu d'Abdellah Taïa et de relire les autres, ainsi que de revoir L'armée du salut, adaptation réalisée par l'auteur lui-même du roman éponyme. Merci pour ça, Monsieur Jean-Pierre Boulé, et merci Babelio et les Presses universitaires de Lyon pour l'envoi !

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