Avis #80 : J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi - Yoan Smadja

C'est en juillet 2020 que j'ai reçu ma seconde claque littéraire de l'année.

La lecture d'Un enfant de Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne était comme un couteau dans le cœur face à l'injustice de la vie et de la mort, qui peuvent parfois défier le cours naturel des choses et créer des douleurs indescriptibles. Celle du premier roman de Yoan Smadja, J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi, a été un coup de poing dans l'estomac.

C'est d'abord le titre qui m'a séduit, il y a quelques mois, quand @mesmotssurlesleurs, à l'occasion de la sortie du livre au format poche aux éditions Pocket, a repartagé l'avis qu'elle avait publié bien plus tôt. J'ai alors su que je devais le lire. D'abord pour ce titre qui s'est révélé représentatif de l'œuvre : beau, fort, élégant. Ensuite parce que, depuis que j'ai croisé le compte d'Isabelle grâce au superbe Ton père de Christophe Honoré, je sais que nous avons des attentes communes concernant la littérature, et sa façon de parler de ce roman m'a convaincu qu'il me plairait. Et il m'a plu. Et il m'a subjugué. Retourné.

En 2017, Sacha Alona, ancienne correspondante de guerre devenue critique gastronomique, reçoit un carnet qui l'a ramène plus de vingt ans en arrière, en avril 1994. Alors qu'elle se trouvait en Afrique du Sud pour couvrir les premières élections post-Apartheid, un accident avec un camion transportant une étrange cargaison et son intuition la conduisent à Kigali, au Rwanda. Là-bas, les tensions entre Hutus et Tutsis s'épaississent dans une relative indifférence de l'Occident. Le jour où Sacha et Benjamin, le photographe avec qui elle est supposée couvrir les élections en Afrique du Sud arrivent au Rwanda, le conflit explose. Le président Habyarimana est assassiné dans un attentat et les Hutus déchaînent leur haine sur les Tutsis. Quand le génocide débute, les deux journalistes français se trouvent avec Daniel, médecin tutsi supposé les mener jusqu'au président du FPR (Front patriotique rwandais), qui n'aura, dès les premiers instants du massacre, qu'un objectif : retrouver sa femme Rose et leur fils Joseph.

Yoan Smadja raconte l'horreur du génocide rwandais avec une délicatesse admirable. Que ce soit dans la narration des déplacements de Sacha, dans les articles qu'elle rédige ou dans les lettres que Rose écrit à Daniel dans son carnet, les mots sont toujours judicieux, précis, choisis avec minutie. J'ai découvert l'abjecte perte d'humanité qui a mis le pays des mille collines à feu et à sang en même temps que Sacha, qui n'avait qu'une vague idée du conflit opposant les Hutus et les Tutsis avant de se retrouver plongée au cœur de son point culminant.

Et puis il y a Rose. Rose dont la famille est au service de l'ambassade de France. Rose qui ne parle pas, mais qui écrit. Rose qui tremble de ne pas savoir où est Daniel. Rose qui va tout faire pour protéger Joseph. Rose qui ne cessera d'écrire pour que le lien avec son mari perdure malgré la distance, malgré la peur, malgré l'incertitude. Rose dont chaque lettre est à la fois un condensé d'émotions et une leçon de littérature.

« Les râles de ces hommes ont empli la pièce dans laquelle je suis née, dans laquelle j'ai grandi, dans laquelle, un jour, j'ai ri, dans laquelle je t'ai connu, dans laquelle j'ai veillé mes aïeux, dans laquelle nous avons fait l'amour, dans laquelle j'ai bercé mon fils. Mais cette pièce était pleine de leurs cris et de leurs rires d'animaux. Cette pièce moite et pestilentielle était pleine d'eux.
J'ai cru qu'ils m'étouffaient. J'ai cru qu'ils effaçaient ce que nous avions vécu. J'ai cru qu'ils étaient des dizaines ou des milliers.
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi.
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de moi. »

J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi est un premier roman abouti que je vous recommande vivement. Pour ma part, je vais garder un œil sur Yoan Smadja et sur ses prochains projets.

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