Avis #37 : Les yeux rouges - Myriam Leroy

J'avais été très impressionné par Ariane, premier roman de Myriam Leroy. Avec Les yeux rouges, fiction construite autour de son expérience personnelle, l'autrice nous prouve qu'elle est entrée en littérature pour y rester.

La narratrice, chroniqueuse pour la radio nationale, reçoit un message sur Facebook de la part de Denis, alias Denis la Menace, qui poste sur les réseaux sociaux des critiques de films et, parfois, ses opinions sur la société d'aujourd'hui. La jeune femme répond aux premiers messages de l'homme qui la rassure sur ses intentions puisqu'il est « en couple depuis perpète et pour perpète, en ménage oui, emoji clin d'oeil et fier papa d'un fiston de 7 ans ». Quand, lassée par l'insistance de l'inconnu qui tente vainement de la convaincre de le rencontrer IRL et irritée par les opinions qu'il étale sur les réseaux sociaux, elle décide de mettre un terme à leurs échanges  — qu'elle s'est pourtant efforcée d'alimenter le moins possible, espérant que la conversation s'éteindrait d'elle-même  —, Denis, vexé, s'ingénie à lui pourrir la vie à coup de photomontages et autres propos diffamatoires. Denis n'accepte pas d'être éconduit et il tient à le faire comprendre à sa victime, dont la douleur psychique va s'accroître continuellement jusqu'à impacter sa santé physique ; l'inquiétude dans laquelle elle vit lui irrite les yeux et lui cause une infection qu'elle va tenter d'éradiquer tout au long du récit.

C'est donc un roman sur le cyberharcèlement, dont elle a elle-même été victime, que nous balance Myriam Leroy avec la force d'un coup de poing dans l'estomac. J'ai lu les 187 pages en apnée, ne lâchant le livre que lorsque c'était vraiment nécessaire (apparemment, être au bord de la nausée et de l'étouffement n'empêche pas de devoir se nourrir). Si le fond du roman est aussi percutant, ce n'est pas uniquement à cause de la violence subie par la narratrice, qui découvre quotidiennement les images obscènes et les propos insultants que postent Denis et les personnes qui y réagissent. Ce n'est pas non plus seulement dû au fait que nous sommes, nous les lecteur·rice·s impuissant·e·s face au déferlement de haine dont est victime la journaliste, conscient·e·s que les faits dépeints dans Les yeux rouges sont le lot de nombreuses femmes. Ce qui donne tant de puissance au texte de Myriam Leroy, c'est la façon dont il nous est livré.

L'autrice a choisi de raconter cette histoire de harcèlement en retranscrivant les messages reçus par la narratrice, ainsi que les avis et conseils qui lui sont prodigués par son entourage, les avocats et les médecins, par le biais du discours indirect. Cette façon de nous faire connaître les mots des autres personnages en passant par la voix de la narratrice produit deux effets qui ne manqueront pas d'impressionner le·la lecteur·rice. D'une part, cela nous rappelle que ces mots durs, destinés à blesser, sont reçus par une personne. On sait qu'on a tendance à séparer ce qui se passe sur les réseaux sociaux de la vie réelle, l'omniprésence de la narratrice nous permet alors de réintégrer les messages de Denis et les commentaires de ses comparses dans la réalité. « Denis avait tweeté, après le hashtag GrandChelem, que ça se voyait que je venais d'avoir 30 ans : gros cul, petits seins, teint de cadavre et ride du lion. Julian Solé voulait faire admettre à Denis qu'il se passait des choses bizarres dans sa tête, PTDR. Pas autant que dans, enfin SUR la mienne, rajoutait Denis avec un LOLILOL. HansenSoulie me traitait enfin de petite pute à nègres, m'invitait à couler au fond de la Méditerranée et concluait que je suçais Khartoum. »

Paradoxalement, bien que la narratrice soit rappelée sans cesse aux lecteur·rice·s par l'écriture à la première personne, l'utilisation du discours indirect comme unique façon de raconter tend à la faire disparaître. Pendant la majorité du roman, nous ne savons rien de ce que la jeune femme répond à Denis ou à ses amis, nous n'avons accès à sa détresse que par déduction, grâce à ce qui lui est dit. Cette invisibilisation de la narratrice et de son ressenti correspond à celle de la victime dans de nombreux cas de harcèlement ou de violences sexistes. Qu'elle demande des conseils à ses amis ou qu'elle cherche le soutien de la justice, le discours de la narratrice n'est pas important ; il est toujours accepté pour mieux être contredit, quand il n'est pas tout simplement balayé d'un revers de la main. Les autres savent mieux, ont plus de recul, comprennent ce qui échappe à la victime ; elle n'aurait pas dû répondre, elle aurait dû faire autrement, elle a sans doute cherché ce qui lui arrive. « Baptiste connaissait Denis, enfin pas dans la vie mais il consultait de temps en temps sa page Denis la Menace, c'était pas si mal en fait. C'était con qu'on se cherche des poux comme ça publiquement. Oui non, OK, qu'IL me cherche des poux comme ça publiquement mais enfin ça n'était sans doute pas parti de nulle part, il devait bien y avoir un contentieux entre nous, un passif, il ne pouvais admettre qu'un mec, même s'il était pas tout juste dans sa tête, passe ses journées à m'insulter sans qu'il ne se soit rien passé, il ne disait pas forcément que j'avais provoqué l'affaire, juste qu'il avait dû y avoir quelque chose, un big bang originel, il y avait toujours un big bang originel (...) » Myriam Leroy cristallise dans son roman tous les discours tenus aux victimes, de la marque du soutien à l'exaspération en passant par la leçon de morale.

Avant une habile mise en abyme qui laisse entrevoir les doutes qui ont probablement assailli l'autrice pendant la rédaction de son roman, le ton change : la narratrice reprend la parole pour elle-même, laisse exploser sa colère aux yeux et à la face des lecteur·rice·s, histoire de marquer leur mémoire au fer rouge avant de conclure, de leur faire prendre conscience que, non, il n'y a pas de demi-mesure dans des cas comme celui-là.

Les yeux rouges, par sa force et l'intelligence de sa construction, a terminé de conférer à Myriam Leroy une place de choix dans mon cœur de lecteur, la faisant rejoindre notamment Thomas Gunzig et Jérôme Colin, ses confrères de la RTBF, dans le rang des auteur·rice·s dont j'attends les nouveautés avec impatience.


Total de points que cette lecture me rapporte pour le challenge #BelgiqueTerreLittéraire : 1 point. (Autrice belge. Même si on peut supposer que l'histoire se passe en Belgique, rien ne l'indique clairement, le point ne peut donc être comptabilisé.).
Sous-total du challenge : 7 points

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