Avis #40 : Cargo Vie - Pascal de Duve

Cette année, je participe à une tournante littéraire à laquelle m'a convié une très bonne amie. Le principe est simple : sept personnes proposent chacune un livre qui va tourner de main en main. L'occasion donc de découvrir six romans, dont certains sur lesquels je ne serais peut-être même jamais tombé. Pour ma part, j'ai décidé de faire tourner Des ailes au loin de Jadd Hilal, dont je vous disais tout le bien que j'en pense au début de cette année. Celles et ceux qui souhaitent découvrir la liste des sept romans sélectionnés pour cette tournante peuvent se rendre sur mon compte Instagram. C'est dans ce contexte que Cargo Vie de Pascal de Duve est arrivé entre mes mains. Bien qu'il n'ait finalement pas été retenu dans la sélection officielle, il a été décidé qu'il tournerait en off et j'en suis plus qu'heureux car ce journal de bord est une vraie belle découverte !

Pascal de Duve était un Anversois, écrivain d'un seul roman, Izo, qui enseignait la philosophie à Paris. Au début des années nonante, il apprend qu'il est atteint du SIDA alors qu'il se savait déjà séropositif. E., son compagnon, le laisse tomber sans explications. Quelques mois plus tard, Pascal de Duve décide d'embarquer sur un cargo pour une croisière transatlantique qui part du Havre le 28 mai 1992 pour y revenir le 22 juin. Il décède moins d'un an après, en avril 1993. Cargo Vie est le journal que tient l'auteur pendant les quatre semaines que dure la traversée. Il n'y a par conséquent pas de trame qui se dessine dans ce texte puisque l'auteur y fait se succéder ses pensées, ses activités et ses souvenirs quand le besoin d'écrire se fait sentir. Dès le premier chapitre, j'ai été saisi par l'émotion qui se dégage des mots joliment choisis et parfaitement agencés par Pascal de Duve pour tenir ce « journal de bord [qui] sera aussi un journal de corps et un journal de cœur » que l'auteur propose de sous-titrer « Vingt-six jours du crépuscule flamboyant d'un jeune homme passionné ». J'aime particulièrement cette façon qu'a l'écrivain de désigner son journal comme un journal de corps et de cœur, car ça définit parfaitement bien ce qu'on peut trouver dans Cargo Vie.

Le corps, c'est le VIH et ses manifestations. Pendant toute la traversée, l'auteur s'inquiète des malaises qui peuvent le surprendre à tout moment s'il reste trop longtemps debout. Sa santé vacillante risquerait de le trahir auprès des autres passagers qui, lors de certaines discussions, ont laissé entendre ce qu'ils pensaient du SIDA, ce fléau à l'époque relativement récent et méconnu. « Ils parlent parfois du sida. Mal, très mal, à qui pire pire. Ils ne remarquent pas (...) que l'ignorance et le simplisme des uns m'énervent, et que l'intolérance des autres me révoltent. » Pascal de Duve cherche donc à ce qu'on ne sache rien de sa maladie, prétextant un accès d'hypoglycémie quand les couleurs s'effacent et que ses jambes ne parviennent plus à le porter. Il raconte les quelques moments où sa santé décline avec une force poétique qui nous étreint le cœur. « Cher, très cher VIH, voilà encore que tu m'enfièvres, comme seul toi peux le faire, de cette exacte chaleur froide qui est celle de ton incontournable lave, répandant en silence son bouillonnement glacé dans mon corps tout entier. » Le SIDA devient un personnage à part entière que l'auteur semble aimer autant qu'il le déteste. Le virus est évidemment le plus grand drame de sa courte vie, mais il est aussi une chance de vivre réellement, de profiter pleinement du monde et de ce qu'il a à nous offrir.

Le cœur, c'est l'histoire d'amour qu'a entretenue Pascal de Duve avec E., son amant qui l'a brusquement effacé de sa vie. La croisière est l'occasion de faire le deuil de cette relation, de mettre un terme à la rancœur et à tous les autres sentiments que l'écrivain nourrit pour l'homme qui s'est détourné de lui dès l'apparition de la maladie. « E., sans t'en expliquer autrement que par un mutisme qui en dit long sur ton courage — ce que j'appellerais ton manque absolu de "virilité morale" —, tu as changé d'à-vie. Peut-être es-tu déjà en train de mentir "toujours" à quelqu'un dont tu t'enfuiras s'il devient sidéen. » À mesure que les jours passent, Pascal de Duve accepte la rupture, mais n'oublie pas complètement l'homme qui l'a quitté : « J'ai beau avoir fait ton deuil, sans y être autorisé tu te glisses dans mes rêves, tu ressurgis encore et toujours, cruel, aussi tenace que le vert-de-gris. Mon coeur sanglotant n'a pas trouvé de sépulture pour le tien, aride. Mais comment pourrait-on enterrer un désert ? ».

Il y a également une grande place à la spiritualité. Pascal de Duve, qui a embarqué sur le cargo avec la Bible, le Coran et des nouvelles de Stefan Zweig, s'est découvert agnostique après avoir été brièvement converti à l'islam. Tout au long de son voyage, il s'interroge sur l'existence d'un Dieu qui a créé un monde où la beauté cohabite avec le drame. Il livre dans ces passages une véritable réflexion philosophique sur la Foi, dans laquelle se trouve toujours l'ombre de la Mort.

La centaine de pages qui compose ce récit de vie et de mort est extrêmement riche. Les mots recèlent les angoisses et les aspirations de l'auteur, lequel exprime ses sentiments avec une plume sophistiquée mais jamais lourde, qui se met au service des émotions. Enfin, ce testament est aussi un texte d'espoir, une ode à la vie dont se dégage une lumière intense. « Ce qu'il me reste à faire désormais ? Vivre, tout simplement, sur cet immense cargo rond, bleu et silencieux, qui m'émerveillera toujours plus, comme si VIH, à la fois tendre et cruel, voulait m'offrir cet éblouissement croissant avant de me proposer la Mort. »

Total de points que cette lecture me rapporte pour le challenge #BelgiqueTerreLittéraire (la dernière du challenge) : 1 point. (Auteur belge).
Total du challenge : 15 points

Commentaires

  1. Merci pour ce texte magnifique qui représente si bien ce livre coup de cœur. Je suis ravie de l'avoir partagé avec toi. Je vais bientôt me replonger dans cette lecture avec une merveilleuse nostalgie grâce à toi.

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