Avis #102 : L'herbe à brûler - Conrad Detrez

C'est la première escale de cette année d'exploration #2021OdysséeEspaceNord : je suis parti à la découverte de L'herbe à brûler de Conrad Detrez.

Troisième volet d'une « autobiographie hallucinée » (je n'ai pas lu les deux premiers titres, Ludo et Plumes de coq, faisant souvent les choses dans le désordre), L'herbe à brûler se concentre sur la sortie de l'adolescence du narrateur.

S'il ne fait nul doute que Conrad Detrez raconte une part importante de sa vie dans ce roman, lauréat du Prix Renaudot 1978, il s'agit cependant bel et bien d'un roman, qui s'assume comme tel. Et l'auteur de jeter le flou sur les frontières, poreuses, qui séparent la fiction de la réalité, distillant les indices pour rattacher son roman à son histoire : le prénom du narrateur, Conrad, est dévoilé de manière biaisée, sous une forme latinisée ; une note de bas de page, glissée l'air de rien à la fin du roman vient poser sur le récit un cachet d'authenticité... tout est mis en œuvre pour qu'on se sente face à un récit autobiographique pur et simple, et ce malgré le fait que ses premières phrases évoquent la mort du narrateur.

« Quand mon âme a quitté mon corps elle a d'abord volé vers le fuschia sur la sellette près du lit. De nombreuses plantes décoraient ma chambre. Ma mère en raffolait. »

À partir de là, le narrateur revient sur les événements qui l'ont poussé à quitter son village natal, puis son pays, avant d'y revenir, brisé, pour y mourir.

De l'entrée de Conrad au Séminaire à son engagement politique en Amérique du Sud, le passage à l'âge adulte du narrateur se fait sous le signe de la révolution. Tensions religieuses entre laïques et catholiques, querelle linguistique entre Flamands et Wallons à Louvain, révolte marxiste au Brésil ou estudiantine à Paris, les esprits s'échauffent et les pavés volent autour de Conrad, comme pour souligner les tiraillements d'un narrateur en pleine crise identitaire.

Dans une langue riche où l'on sent poindre une ironie acerbe, Conrad Detrez enchaîne les longues énumérations pour rendre compte du chaos qui règne à la fois sur les mondes extérieur et intérieur du jeune homme, faisant cohabiter au sein de ce roman de formation la grande Histoire du monde et la destinée particulière d'un homme.

J'ai tantôt été embarqué fiévreusement par ce roman, tantôt laissé sur le côté. Par moments, ces impressions de désordre généralisé m'ont emporté au cœur mêmes des événements, j'ai vibré pour les très fortes affections amicales et amoureuses de Conrad. À d'autres, ils m'ont laissé de marbre et je n'ai pu faire autrement que de les lire sans les vivre. Mais cette impression pourrait en réalité être due, au moins en partie, aux très nombreuses erreurs glissées çà et là dans l'édition de 2003 que j'avais entre les mains. Dans le dernier tiers du livre, je ne comptais plus les lettres manquantes et autre coquilles qui, par leur fréquence de plus en plus rapprochée, m'ont fait sortir à de multiples reprises du récit. Si une réédition dans le nouveau catalogue d'Espace Nord est prévue, un gros travail de correction s'imposera.

Toujours est-il que j'ai été particulièrement séduit par la plume de Conrad Detrez, que je retrouverai avec plaisir et dont je vous laisse un avant-goût avec deux extraits.

« Nous avons fui la guinguette, poursuivi le carnaval au bidonville, avons introduit la folie à l'intérieur de notre baraque. Fernando et moi on a perdu la tête, on s'est jeté l'un sur l'autre comme des chats sauvages. On s'est fait patte de velours et patte de fer, on s'est flairé, caressé, mordu. Et on a roulé sur le plancher, on s'est étreint, pareils aux soldats que j'avais surpris sur la plage à Sâo-Vicente. Mon camarade et moi on s'est embrassé. On s'est mordillé les poils, s'est léché, s'est griffé. Mon ami brusquement m'a coincé entre ses jambes, ouvert les fesses, transpercé. J'ai hurlé de douleur. Mes chairs, ma peau se sont déchirées. J'ai saigné, j'ai crié que je l'aimais, qu'il me tuait, que j'avais mal, très mal, que je m'offrais. Mon sperme a giclé sous moi, mon sang a coulé sur mes cuisses. »

« Les journaux et la radio expliquèrent que ceux-là qui naguère bloquaient les autobus et portaient les conducteurs en triomphe, qui fermaient les boulangeries et distribuaient aux uns, gratuitement, le pain des autres, affamant les habitants des quartiers paisibles et civiques, que ces travailleurs qui ne travaillaient pas et ces étudiants qui n'étudiaient pas vu que leurs professeurs, terrorisés, n'enseignaient plus, que ces jardinières d'enfants, ces piétons, ces malades qui revendiquaient, ces marins qui ne circulaient plus que sur la terre ferme, marchaient comme des fanatiques du footing dans toutes les manifestations et cortèges et avec des gens qui jamais n'avaient pris le bateau, que ces maçons qui ne maçonnaient plus, ces porteurs qui ne portaient plus que des banderoles et des pancartes, ces mendiants qui ne mendiaient plus et se laissaient mourir publiquement en plein trottoir par pur esprit de révolte et de provocation, et ces balayeurs qui, le matin, ne les balayaient plus avec les autres ordures vers les bouches d'égout, que les piocheurs qui ne piochaient plus, que tous ces gens-là étaient communistes. Il fallait en nettoyer la patrie. Les autorités se mirent aussitôt à l'œuvre. »

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