Avis #103 : Mon père, ma mère, mes tremblements de terre - Julien Dufresne-Lamy

Cet été, j'ai lu Mon père, ma mère, mes tremblements de terre, roman qui m'a intrigué lors de la rentrée littéraire 2020. Ne l'ayant pas vu sur les tables de mes librairies à sa sortie, je ne me suis pas jeté dessus rapidement et ai donc d'abord découvert ce texte à travers les nombreux avis postés sur Instagram, lesquels m'ont tantôt refroidi, tantôt enthousiasmé, mêlant chez moi appréhension et impatience à l'idée de le lire. Pourtant, ces avis qui m'ont refroidi, comme ceux qui m'ont fit envie, ont pour point commun d'être positifs, voire dithyrambiques. Ce qui m'a en réalité effrayé dans certaines chroniques est la manière dont le sujet du livre, la transidentité, était traitée par les personnes en parlant : Alice y était constamment mégenrée ou uniquement appelée par son morinom (ou dead name) Aurélien et était perçue comme un père égoïste, négligeant son rôle pour son unique volonté de "devenir" (dans le pire des cas "se transformer" ou "se métamorphoser") en femme. Je commençais donc à me demander comment JDL avait pu traiter son sujet pour que le personnage d'Alice paraisse aussi insensible et pour que sa transition puisse quasiment être perçue comme un caprice. Mais l'enthousiasme franc de certaines personnes autour de moi tendait à me rassurer sur ce point, et je me suis donc décidé, près d'un an après sa sortie, à enfin mettre la main sur ce roman et à le lire. Je vous le dis tout de suite : j'ai été extrêmement déçu et plusieurs passages m'ont tout simplement énervé.

Quand le livre est arrivé à la bibliothèque par la navette du prêt inter, je l'ai rapidement feuilleté et ait été interpellé par la première page et celle des remerciements. Je commence par parler de celle-ci et reviendrai sur celle-là par la suite.

Julien Dufresne-Lamy remercie ses deux éditrices "qui, comme [lui], savent l'importance d'offrir une voix aux audacieux, aux montrés du doigt, à toutes celles et tous ceux que le monde s'acharne à piétiner. Ce sont eux et elles les véritables héros et héroïnes". Passons la vision romantique des personnes marginalisées qui déjà me hérissé le poil pour nous attarder sur le choix du mot "offrir". Les personnes marginalisées n'ont pas besoin qu'on leur offre une voix : elles en ont déjà une et, ne nous mentons pas, les personnes qui prétendent offrir une voix à un groupe de personnes finissent généralement par s'accaparer le débat. Je ne veux pas ici faire un procès d'intention à l'auteur, mais il me semble important de garder cette phrase en tête en lisant ce roman.

Dès la première page, j'ai tiqué. Charlie, deux ans après qu'Alice a annoncé sa transidentité à sa famille, parle de son père (je continuerai à parler de père tout au long de cet avis car c'est comme ça qu'Alice nous est présentée, pour éviter toute confusion) au masculin quand celle-ci entre dans le bloc opératoire pout sa vaginoplastie. Cette opération est par ailleurs présentée comme la fin d'une transition, l'ultime étape qui fera d'Alice une femme. Cette vision est en elle-même problématique, mais l'auteur rappelle plus tard dans le texte qu'il n'y a pas d'obligation de transitionner, que toutes les personnes trans ne vont pas jusqu'à une opération des parties génitales, donc je ne m'attarderai pas sur cette notion. Ce qui m'ennuie, c'est le choix narratif de montrer que Charlie, alors qu'il s'est renseigné sur le sujet en suivant de très près le parcours d'Alice, en discutant avec d'autres personnes trans, n'ait toujours pas assimilé le genre de son père. Ça ne cadre pas avec le chemin parcouru par l'adolescent et ça semble appuyer le fait qu'Alice n'est vraiment une femme qu'à partir du moment où elle a "terminé" sa transition. Ce n'est qu'à la page 70 que Charlie parle pour la première fois d'Alice au féminin, ce qu'il arrête de faire dès la page 71, pour ne reprendre les bons pronoms que bien plus tard. Certes, ce procédé a pour but de nous montrer l'évolution de Charlie, mais le choix narratif me paraît assez mauvais dans la mesure où il ne rend pas le parcours de l'adolescent vraisemblable, et tend à renforcer certains présupposés transphobes. 

Pour quelqu'un qui sait "l'importance d'offrir une voix aux audacieux", l'auteur invisibilise en réalité fortement la parole de ses personnages trans. Le parcours d'Alice est raconté à travers le regard de  Charlie, adolescent cisgenre. Confier la narration au fils de la personne trans n'est pas une mauvaise idée en soi, mais ce choix devient gênant quand le but manifeste du roman est de porter un autre regard sur la transidentité (cet objectif, s'il n'est pas déclaré tel quel, transparaît clairement dans la manière dont la transidentité est abordée, disséquée : par moment, on penserait presque être face à un cours d'introduction sur un parcours trans plus que rage à un roman). Alice, ce qu'elle a à dire de son identité, ce qu'elle ressent... tout ça est quasiment passé sous silence. Il n'y en a que pour la souffrance de Charlie et de sa mère. Quand Alice est le sujet de moqueries transphobes, c'est Charlie qui en souffre, Charlie qui en veut à son père de lui faire subir tout ça ; on n'a jamais accès à la manière dont Alice vit les choses et on perçoit clairement que ce n'est pas le sujet. Et ces précisément cette absence d'Alice, au propre puisqu'elle est dans le bloc opératoire pendant tout le roman, comme au figuré, qui permet aux lecteur.rices de trouver le personnage égoïste, peu empathique face aux séismes que vit sa famille. Il n'y a dans ce roman que très peu de place pour entrer en empathie avec Alice. 

Et il en va de même avec Marin, jeune garçon trans que Charlie et sa maman rencontrent dans la salle d'attente. Le premier contact entre la famille et Marin se fait à travers un court dialogue dont l'auteur ne retranscrit que les paroles de la mère et du fils. Ces dialogues en discours direct échangés dans la salle d'attente sont dispersés tout au long du livre et semblent de prime abord ne se jouer qu'entre la mère et le fils. J'ai donc d'abord supposé que c'était une volonté de l'auteur de ne faire intervenir dans ces moments que ces deux personnages, comme pour montrer leur complicité dans l'attente et ce qu'ils ont traversé, mais non, plus tard, la psy d'Alice y intervient. Marin, lui, reste en marge à deux reprises. Juste après ce premier dialogue, le parcours de Marin est évoqué en discours indirect, par le biais de la narration confiée à Charlie. La première prise de parole de Marin est une question qu'il pose à l'adolescent, lui demandant à quel genre il s'identifie. On en revient donc toujours à la personne cis. 

Bien sûr, Marin parle plus tard, il apporte même un contrepoint intéressant à ces choix narratifs et donne aux lecteur.rices de réelles informations sur la transidentité. Mais c'est bien trop anecdotique à mon sens par rapport à tous ces procédés d'invisibilisation de la parole et du vécu trans. Peut-être était-ce une volonté de montrer l'invisibilisation des personnes trans dans la société, mais l'effet est à mes yeux plutôt raté et renforce en réalité ce manque de visibilité. Au contraire, il tend à entériner l'idée qu'il faut "offrir une voix aux audacieux" : les personnes trans ne seront écoutées qu'à travers les discours des personnes cis. Les personnages trans de JDL ne parleront que quand JDL l'aura décidé.

Bref, beaucoup ont parlé de ce livre comme d'un roman nécessaire, utile, courageux. J'y vois plutôt une histoire à éviter. 

PS : j'ai éprouvé quelques difficultés à trouver des avis de personnes trans (et donc concernées) sur le livre mais en voici deux : sur Instagram les posts de amalthaeauteurice et un fil sur Twitter de @GoldfishFight

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