Avis #84 : Pleines de grâce - Gabriela Cabezón Cámara

Je dois à @cyrille_avec_deux_ailes d'avoir appris l'existence de Pleines de grâce, roman de l'autrice argentine Gabriela Cabezón Cámara paru en version originale en 2009 et traduit en français par le talentueux Guillaume Contré pour les éditions de l'Ogre qui l'ont sorti en mars 2020. Soit juste avant le confinement, ce qui fait que, malheureusement, le livre est passé relativement inaperçu. Et j'insiste sur le malheureusement parce que ce sera à coup sûr l'un de mes livres préférés de l'année !

Mais du coup, Pleines de grâce, c'est quoi ? C'est un roman argentin qui parle d'une journaliste qui se rend dans une villa miseria (nom donné aux bidonvilles en Argentine) pour rencontrer une travestie (d'après le terme utilisé dans le texte, mais j'ai l'impression qu'il s'agit en fait d'une femme trans) qui a quitté la prostitution après être entrée en contact avec la Vierge Marie pour essayer de transformer le bidonville en communauté autonome. Bon, dit comme ça, ça vous paraît sans doute étrange. Et ça l'est sans doute un peu puisque s'il y a bien un adjectif qui peut qualifier ce bijou de littérature, c'est queer ! 

C'est le deuxième roman argentin que je lis cette année (et dans ma vie en fait) et je ne sais pas si c'est une caractéristique de la littérature argentine ou une simple coïncidence due aux choix éditoriaux des maisons françaises, mais il y a dans les deux œuvres (celle-ci et Les aventures du Dieu maïs de Washington Cucurto publié chez Le Nouvel Attila) une portée politique qui me plaît énormément. Cette attention portée aux personnages marginaux, la soif de liberté qui se dégage des mots, la fougue qui nous traverse à leur lecture, ce rapport constant entre sexe, mort et religion et le rythme endiablé de la cumbia qui s'immisce dans les phrases (effet rendu parfaitement par la traduction d'une belle qualité de Guillaume Contré)... Autant de traits qui m'ont séduit ici comme chez Cucurto, me rappelant au passage l'esprit de la Movida espagnole. 

Un esprit qui s'insinue jusque dans la structure du texte, qui renverse la chronologie des événements pour mieux les reconstruire, qui anticipe avant de revenir en arrière, qui revient sur les mêmes éléments pour mieux avancer. Au fond, c'est sans doute Cleo qui parle le mieux de cette structure, en tentant de s'y opposer : « (...) et moi je veux être ordonnée et ne pas aller dans tous les sens en m'accrochant aux branches comme toi qui donnes l'impression de raconter un arbre plutôt qu'une histoire »

Gabriela Cabezón Cámara nous lance à travers les voix de Qüity et Cleo toute une série d'émotions et de sensations. Il y a tout dans ce roman :  la joie, la tristesse, la colère, l'injustice l'espoir, l'amour. Ça foisonne, ça bouillonne, ça transperce, ça remue et ça retourne, ça laisse perplexe, parfois, mais ça questionne, toujours.

Bref, c'est un bijou que nous offrent les éditions de l'Ogre. Un texte cru et magnifique qui ne laissera, je crois, personne indifférent·e. 

Et puisque je vous aime bien, je vous laisse avec deux extraits. 

« On m'a souvent traitée de folle, depuis toute petite, toutes les pédales sont traitées de folles, et ne parlons même pas de celles qui, comme moi, parlent avec la Vierge, avec un saint ou avec Dieu en personne : tout le monde pense qu'on est toquées, ils nous croient complètement timbrées, je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça, je n'y ai pas trop réfléchi, je n'ai jamais vraiment le temps de trop réfléchir aux choses, mais je ne suis pas folle, je ne me suis jamais sentie folle, malgré la façon dont tu me présentes dans ton livre, Qüity. Jusqu'à ce jour que tu racontes, je n'avais jamais été folle. »

« La question c'est qu'au bidonville on faisait tous la fête lorsqu'on ne mourait pas, et si je parle maintenant, c'est parce que j'en ai beaucoup, des jours à fêter. La Vierge veut que je continue de vivre, je ne sais même plus combien de fois elle m'a sauvée, moi aussi j'ai du mal à croire qu'elle m'ait choisie pour la mission de dire ce qu'elle a à dire, c'est étrange qu'elle, qui est vierge, m'ait choisie justement moi, qui me suis bouffé plus de teubs qu'une geisha centenaire. Elle dit qu'on ne peut pas savoir ce que c'était de prétendre parler en étant une mère juive célibataire de quinze ans, il y a deux millénaires. (...) C'est peut-être pour ça qu'elle m'a choisie, elle a dû s'identifier à moi parce que moi non plus on ne me laissait parler nulle part, ils voulaient juste me la mettre ou que je la leur mette et que je dégage. »

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